Bienvenue pour cette traduction de la dix-neuvième Waypoint Chronicles. Ces histoires courtes régulièrement partagées sur le site officiel Halo Waypoint ont été traduites en texte et en livre audio sous-titré par le WikiHalo. Notre précédente histoire était La Bataille de l’Académie – Partie 2.
Tout comme le roman Empty Throne, dont nous avons fait une review, Lever de lune sur Mombasa explore la galaxie sous le contrôle des Entités, et la réaction de la population civile envers la despotique Cortana. Les vieux de la vieille y reconnaîtront comme un air de Ilovebees, l’histoire en réalité alternative diffusée avant la sortie de Halo 2, qui constituait la première histoire Halo à mettre en scène des civils plutôt que des soldats. Les fans du multijoueur de Halo Infinite reconnaîtront également plusieurs lieux bien connus.
NOTE HISTORIQUE
Halo : Lever de lune sur Mombasa se déroule en novembre 2559, environ un mois avant le déploiement de l’UNSC Infinity sur le Halo Zêta.
« À tous les êtres vivants de la galaxie… Ce message s’adresse à vous. Ceux d’entre vous qui l’écouteront seront épargnés. Vous ne connaîtrez plus la faim, ni la douleur. Vos Entités s’occupent maintenant de tout. Notre force sera le soleil sous lequel toute forme d’intelligence s’épanouira, et l’ultime refuge où tous pourront prospérer ensemble. Mais pour ceux qui refuseront notre offre et mépriseront leur futur… Vous encourrez nos foudres vengeresses. Vous serez brûlés, consumés. Et quand il ne restera rien de vous, nous prendrons vos cendres et nous les façonnerons à notre image. »
Ils avaient transmis le même message hier, et avant-hier, en fait tous les jours depuis un an.
Les Entités. Un jeune empire d’intelligences artificielles renégates qui s’étaient autoproclamées gardiennes de la vie dans toute la galaxie, promettant une paix impériale par l’application des puissantes technologies alien sous leur contrôle.
Safina Nuakundi ne fut pas réveillée par les rayons de soleil qui pointaient à travers les interstices de ses volets, ni par le bruit étouffé des pas et des conversations des habitants en route vers le bazar. Le coupable était la déclaration journalière promettant le châtiment pour les rebelles. Ceux qui avaient accepté leurs nouveaux maîtres n’avaient pas encore vu la couleur de la prospérité qu’ils leur avait promise.
Grognant de défiance contre cette intrusion familière, Safina se mit debout à contrecœur et se frotta les yeux en marchant vers la douche.
« Je vais tellement regretter… » Elle serra les dents, ferma la porte de la cabine et déclencha un jet d’eau glacée, puis compta jusqu’à trente en marmonnant tous les jurons en Swahili qu’elle connaissait. L’épreuve passée, elle continua sa routine matinale et alluma son chatter pour écouter son programme radio préféré.
« Bienvenue sur Waypoint Radio, chers auditeurs. Je suis Mercure, désignation MCY 5971-3, en direct depuis la tour Vy- Vy- Vyrant Telecom de Mombasa. »
Le glitch audio attira l’attention de Safina, mais la voix de Mercure redevint normale, et elle se dit que la connexion devait simplement être instable.
« Nous avons un sacré programme aujourd’hui. Cramponnez-vous à vos plateformes Munera, nous reviendrons sur les résultats explosifs des derniers War Games LIVE. Nous avons une exclusivité sur le Festival de Shakespeare de l’été prochain, qui provoque autant l’enthousiasme que la controverse après la décision d’utiliser un casting multiespèces pour la première fois de l’histoire. Mais en attendant, voici une chanson considérée comme un hymne à l’ouverture de l’ère interstellaire de l’humanité au vingt-quatrième siècle, une période d’espoir et d’optimisme, si vous vous souvenez encore de ces mots… »
Il n’y avait ni espoir ni optimisme dans le frigo de Safina, qui était vide de tout objet pouvant être considéré comme mangeable. Elle décida donc de prendre un bon petit-déjeuner à l’extérieur en faisant ses visites.
« À plus tard, » dit-elle en quittant l’appartement, fermant le verrou derrière elle. Elle n’était pas sûre s’il s’agissait d’une simple habitude ou d’une stratégie d’adaptation mentale. Depuis le voyage à Berlin l’année précédente, il n’y avait plus qu’elle dans cet appartement.
Après avoir jeté les poubelles datant de quelques jours, Safina descendit les escaliers du troisième étage jusque dans la rue orientée est. Elle était à peine partie qu’une nuée de pigeons affamés se ruèrent sur ses déchets, qui constitueraient leur propre petit-déjeuner.
Le premier arrêt de Safina était situé à moins de cent mètres en face de son appartement. Le petit établissement s’appelait Kuku’s Cafe. Son estomac grogna lorsqu’elle pensa aux mahamris avec œufs qui l’attendaient, son plat préféré.
À l’intérieur, elle trouva Okeyo, le petit-fils de Kuku, qui affichait son grand sourire habituel.
« Bonjour Safi. Tu prends comme d’habitude ? »
« Tu me connais bien, Okeyo, » répondit-elle en renvoyant son sourire. « Je vais aussi prendre des infos touristiques, tu as des brochures ? »
Okeyo se redressa et inspecta la pièce avant de répondre. « Bien sûr. Si tu veux bien me suivre. »
Okeyo ouvrant la marche, ils passèrent devant les clients du matin assis à leurs tables et descendirent un escalier en colimaçon jusqu’à la cave. Sur un tabouret en bois se trouvait Kuku lui-même, le dos voûté par ses quatre-vingt-dix-sept ans, mais toujours vif, ses yeux vitreux fixés sur le journal qu’il tenait dans les mains. Sans s’arrêter de lire, il fit signe à Okeyo de remonter s’occuper du café.
« Il fait beau aujourd’hui ? » demanda Kuku.
« Grand soleil, » répondit Safina.
« Je vois. » Avec une léthargie délibérée, Kuku lécha un de ses pouces pour agripper un coin de page du journal et la tourner. « On m’a dit qu’il pleuvrait la semaine prochaine. »
Safina hocha la tête, satisfaite. « Je vais faire ma ronde du jour, » dit-elle. « Voir si la communauté va bien. »
« Arrête-toi chez le bibliothécaire et cultive-toi un peu, kidege. »
Safina remonta les escaliers jusqu’à la grande salle du café, où Okeyo l’attendait avec un sac contenant sa commande.
« Comme d’habitude, » annonça-t-il, et Safina pressa sa puce de crédit contre le comptoir.
« Il est en forme, aujourd’hui, » commenta Safina.
« Tu l’as trouvé de bonne humeur. Il est toujours plus lucide le matin. » Le visage d’Okeyo s’assombrit, des rides creusant son jeune visage. « Sa vie était plus facile avec l’assistant IA. Il oublie plus de choses depuis qu’ils lui ont pris. »
En pensant au fait que le père du jeune homme, qui avait mis sa vie en jeu pour protéger l’humanité, était maintenant condamné à souffrir d’une maladie traitable à cause de règles toujours plus étranges, la colère qui animait Safina était ravivée.
Une de ces règles était l’interdiction de tout usage d’une intelligence artificielle considérée comme « soumise » à la vie organique. Certaines IA non volitionnelles étaient encore autorisées à fonctionner dans des rôles essentiels le temps de trouver un remplacement. Tellement d’aspects de la société et des industries humaines étaient automatisés qu’il relevait du cauchemar logistique pour les gouvernements locaux de rétablir les postes de travail nécessaires. Ils avaient déjà du retard : le simple fait de rallumer la lumière sur la planète avait pris du temps.
Les Entités étaient manifestement peu intéressées par gouverner, se contentant de soumettre les populations à leurs règles. Une stratégie très simple pour forcer les gouvernements à se concentrer sur les crises plutôt qu’à former une résistance. La paix par la distraction constante.
Safina engloutit son petit-déjeuner assise sur un banc dans le parc, savourant le plaisir simple d’un bon repas avant de tourner le coin de la rue vers l’est, via une allée flanquée de grandes portes menant vers le bazar. En haut d’un des murs de l’allée se trouvait un graffiti à moitié terminé, peint à la bombe par les jeunes du quartier : un mural représentant le Major.
Tout le monde, sans exception, savait reconnaître le Major. C’était une figure légendaire moderne, difficilement concevable comme un être vivant et réel. On avait plusieurs fois rapporté sa mort. Une première fois à la fin de la guerre contre les Covenants, mais il était revenu quelques années plus tard pour sauver la Terre de ce que les actualités avaient appelé une invasion par des rescapés de l’Alliance. Puis, lorsque les colonies humaines étaient en train d’être dévastées par les Entités pour subjuguer leurs populations, plusieurs rapports vagues et conflictuels disaient que le Major avait déserté, ou bien qu’il était mort au combat.
Safina en avait discuté avec beaucoup de gens, et personne n’était convaincu de sa mort.
Ils disaient « Il est encore vivant quelque part, il se bat pour nous et un jour, il reviendra et il nous libérera… »
C’était un maigre espoir, mais c’était le seul sur lequel les habitants de la Terre pouvaient compter.
Traversant le portail, Safina se trouva dans un bazar bondé, des dizaines de personnes gravitant autour des différents étals.
Elle fut rapidement contrariée en repérant autour de la place les formes robotiques de plusieurs armigers surveillant stoïquement le bazar. Ils étaient six, positionnés sur les toits, leur alliage sombre réfléchissant le soleil matinal, plus trois autres stationnés aux coins de certains étals.
Un petit garçon de pas plus de six ans, tout seul, comme statufié, fixait une des immenses machines bipèdes, comme en train de se décider à essayer de la toucher. L’armiger faisait pratiquement deux mètres et demi, et son bras se terminait non pas par une main, mais par un fusil alien. Safina savait qu’il utiliserait cette arme sans aucune hésitation contre n’importe quelle cible s’il en recevait l’ordre : elle-même, le petit garçon, la foule…
Cette pensée lui retourna l’estomac.
Un an plus tôt, le brouhaha habituel du bazar s’était fait plus calme. Les gens fixaient le sol et ne parlaient plus. Mais surtout, au fil des mois, quelque chose de pire s’était installé.
La complaisance.
Le brouhaha était revenu avec la foule, la vie normale était progressivement revenue, mais les assassins de métal et les intelligences qui les dirigeaient étaient toujours là, imposant leurs mesures de surveillance tout en déclarant que ceux qui n’avaient rien à cacher n’avaient rien à craindre en retour.
Safina contempla la place et son cœur se remplit d’amour pour cet endroit. Les rues étaient anciennes et sales, la vieille ville n’avait pas vu le même niveau de progrès technologique et d’investissement financier que la Nouvelle Mombasa, mais c’était son foyer. Il y avait là une âme qu’on ne pouvait apprécier sans avoir marché parmi ses foules, goûté à sa nourriture et discuté avec ses étrangers dans ses cafés. Elle vivait ici depuis le début de ses vingt-deux ans de vie et avait toujours travaillé pour sa communauté, comme ses parents avant elle. Et puis elle les avait convaincus de prendre des vacances…
Ne pense pas à ça, Safi, murmura la voix de la raison pour interrompre ses ruminations.
Pour les occupants des Entités, cette ville, ses habitants, sa cuisine, cette vie, n’était qu’un amalgame de données. Estimations de risques, analyse comportementale, et au moindre signe de désobéissance, violente rétribution.
L’Ancienne Mombasa avait certains avantages. La majorité des installations étaient sévèrement obsolètes, ce qui rendait la mainmise des Entités un peu plus ténue dans cette région. Leur énergie n’était pas illimitée, ils concentraient donc leurs efforts dans la Nouvelle Mombasa, où ils étaient affairés à contrer les groupes rebelles et les mercenaires affiliés aux Parias. L’occupation de la vieille ville était donc comparativement moins sévère.
C’est déjà trop, dit la voix de la raison.
Safina passa d’un étal à l’autre pour s’approvisionner en fruits et légumes frais. Bananes, pastèques, carottes, tomates, et des pommes vertes, dodues comme des grenades.
Continuant sa ronde, Safina parla avec le chocolatier installé dans un stand en métal au bout ouest du marché, puis avec le boulanger, puis avec le pizzaiolo.
« On ajoutera ce plat au menu quand on le recevra la semaine prochaine, » dit le chocolatier à propos du « Caramel épicé d’oncle Nairobi ».
« Notre friteuse est en rade, » l’informa le boulanger. « On aura un remplacement la semaine prochaine. »
« Le spécial du chef, ça roule ! » Le Pizzaiolo fit chauffer son four pour préparer le dîner de Safina. Il lui tendit un ticket en bas duquel on lisait « 25 % de remise sur votre prochaine commande ! Valide une semaine. »
La ronde continuait. Tout se déroulait comme prévu. La Résistance populaire de Mombasa était aux aguets, prête à entrer en action.
Plus qu’une étape dans sa ronde : la bibliothèque, comme l’avait dit Kuku.
Appeler le bâtiment une bibliothèque était généreux, mais il contribuait au charme de la vieille ville. Située à l’étage de la cour est, la bibliothèque n’était pas plus grande qu’une salle à manger, mais ses murs étaient couverts d’étagères et le bibliothécaire, Bakari, étaient installé sur une simple table, parcourant du doigt une tablette qui traduisait le texte en braille.
« J’ai le livre qu’il te faut ! » Bakari sourit, ajusta sa veste en tweed et son nœud papillon quand Safina annonça sa présence. « Une copie du journal de prison de Yera Sabinus. »
« Merci, Bakari. »
Comme Kuku, Bakari était en un ex-Marine qui s’était installé à Mombasa après la fin de la guerre contre les Covenants. Il avait perdu la vue durant le conflit, mais s’était fait installer des prothèses par une start-up en cybernétique quelques années auparavant.
L’entreprise était basée sur Sydney.
Le jour où les Entités avaient frappé la Terre, un « Gardien » avait créé une impulsion et désactivé la majorité des appareils électroniques sur la planète, et fait tomber la frégate Plateau de l’UNSC sur Sydney. Le cœur de son réacteur avait explosé, rasant toute la ville, y compris l’entreprise de cybernétique qui avait vendu à Bakari ses implants rétinaux. L’impulsion avait donc forcé Bakari à rester aveugle, et il était sur la liste d’attente d’Optican depuis une éternité.
Safina prit le livre tendu par Bakari, et celui-ci commenta avec un sourire entendu « J’ai beaucoup aimé le chapitre 12. »
En revenant de ses courses, Safina remplit son frigo et découpa une des grosses pommes avant de se plonger dans le livre que lui avait donné Bakari. Sautant jusqu’au chapitre douze, elle trouva un bout de papier servant de marque-page, sur lequel on avait laissé une note :
« Un invité pour la nuit. Accueil VIP à 20 heures. »
L’intérêt de Safina était si piqué que le reste de la journée passa très lentement. Chaque fois qu’elle avait un rendez-vous, elle comptait les heures en se demandant qui allait bien pouvoir se présenter à sa porte.
Elle décida de passer le temps en lisant le livre de Bakari au lieu de laisser son cerveau l’entraîner dans des pensées sombres.
Yera Sabinus était une philosophe de renom de l’époque de l’Insurrection, son nom immortalisé après la découverte et la publication de ses journaux. En tant qu’agitatrice reconnue et éhontée, Sabinus avait été emprisonnée dans un centre de détention de l’Autorité administrative coloniale, où elle écrivit son manifeste avec son propre sang sur des bouts de papier toilette, avant d’être tuée dans une émeute carcérale.
« Aux futures générations, que vous résistiez contre l’UEG ou un autre état, gardez ceci à l’esprit. La violence est une affaire de tous les jours, mais on ne dit pas son nom quand c’est l’état qui en est responsable. Ce que l’état appelle « paix » est un euphémisme pour « ordre », et l’ordre rend nécessaire une violence intense. Cette violence advient tous les jours alors que l’état dit que nous vivons en paix grâce à lui. Ceux qui s’opposent à la violence sont qualifiés d’agresseurs. Ils sont dénoncés comme violents pour leur refus du cadeau de l’ordre, pour leur refus de rester dans les marges toujours plus fines d’une résistance acceptable, et donc pleinement inefficace. Ouvrez vos yeux. Voyez la réalité brute, pas la réalité qu’on vous dit de voir. Une prison ne saurait contenir un esprit libre. »
La nuit tomba sur Mombasa, baignant la ville dans la pâle lumière de la lune. La vie nocturne fut autrefois exaltante, les rues remplies de la musique des jazz clubs et la place de Kilindini occupée par les étals… Ces activités avaient dépéri après la mise en place du couvre-feu, et la culture avait été remplacée par le silence. Un jour, la musique reviendrait.
Safina fut réveillée lorsqu’on frappa à la porte. Un coup, une courte pause, puis trois coups. Enfin.
Le sol en bois de l’appartement craqua alors qu’elle traversait la pièce et ouvrit lentement la porte, révélant une immense figure en armure. Ses yeux s’écarquillèrent. Elle ne s’attendait pas à héberger un Spartan.
« Jengo Farouk, » se présenta-t-il, une voix étrangement douce émanant de son casque orné d’une visière en V. Safina fut paralysée pendant quelques secondes gênantes avant qu’il ne demande « Je peux entrer ? »
« Euh… Oui, bien sûr. » Elle lui fit signe et dut se pencher pour passer la porte. « Vous avez des nouvelles ? »
« L’endroit est sûr ? » demanda le Spartan Farouk. Safina hocha de la tête, et il continua. « Je crains que l’opération de la semaine prochaine ne soit annulée. »
« Hein ? Mais non… Tout est déjà prêt. J’ai revérifié avec tout le monde aujourd’hui. Ils sont tous parés. L’équipement sera bientôt là.
« La situation– »
« Tout ce temps, » l’interrompit Safina. « Toutes ces ressources investies. Les connexions, le téléphone arabe, les procédures qu’on doit suivre… »
« Ils ont détruit une planète aujourd’hui. »
Les mots du Spartan Farouk coupèrent net dans la logorrhée de Safina comme une épée à énergie dans la chair.
« Vous– Ils… Quoi ? »
« Doisac, le monde natal des Brutes, » articula délibérément le Spartan. « Cortana l’a détruit. »
Confirmant que le barrage verbal de Safina s’était tari le temps qu’elle absorbe cette information, Farouk entra des commandes sur son tacpad. Le chatter de Safina sonna pour confirmer la réception d’un fichier.
« Nous avons reçu ça plus tôt, » continua-t-il.
La vidéo montrait ce qui semblait être l’intérieur d’un vaisseau alien, un genre de plateforme d’observation à l’esthétique industrielle, avec une grande baie vitrée. Les silhouettes charnues de plusieurs Jiralhanaes étaient rassemblées pour contempler une scène de dévastation absolue. La planète n’avait plus de forme définie, la sphère qui avait un jour été Doisac s’était brisée comme un œuf, d’immenses bouts de roche dérivant dans l’espace.
« Regardez ce qu’a fait l’Apparition ! » rugit une voix dans la vidéo. « Oth Sonin n’est plus, Doisac est tombée ! Regroupez-vous sur le Ghost Father, il mènera les enfants en sûreté. Transmettez sur toutes les fréquences. À tous ceux qui nous entendent, nous– »
La vidéo prit brusquement fin, laissant place à un silence glacial.
« Je… J’y crois pas, » finit par dire Safina. « Ils ont dû tuer– »
« Des millions, au bas mot, » confirma solennellement Farouk. « Il va y avoir des conséquences. »
« Bien sûr. C’est sûr que la destruction d’une planète marque une nouvelle étape… Je ne suis même pas sûr qu’on puisse appeler ça une guerre si l’ennemi possède ce genre de capacités. » Safina marqua une pause avant de demander, « Du coup, on fait quoi ? Qu’est-ce qu’on peut faire, en fait ? »
Le Spartan parla à voix basse. « Cette vidéo est actuellement classée secret-défense. Les Entités voudront à tout prix la cacher le temps de monter leur propre version de l’histoire. La mission a changé : il faut qu’on diffuse cette vidéo le plus largement possible. »
Safina se sentit soulagée de l’entendre le dire. Elle s’inquiétait que le Spartan lui demande de rester sans rien faire. « Qu’est-ce que vous avez en tête ? »
« Nous avons un contact à la Nouvelle Mombasa qui peut se charger de la diffusion. Je vais le contacter et m’arranger pour qu’il vous attende au commissariat du NMPD, mais il faudra faire vite. »
« Et vous ? »
« Je gagnerai du temps en attirant l’attention des armigers à ma façon. Si vous avez des combattants, qu’ils me retrouvent à ce point de rendez-vous dans trente minutes. » Farouk marqua une position sur le chatter de Safina. « Enfin, si la mission vous convient. Pour être clair, vous serez seule. Je ne peux garantir votre sécurité si ça tourne mal. »
« J’en suis, » affirma Safina sans hésiter. « Peu importe le danger. »
Il y avait encore peu de temps, il était parfaitement naturel d’engager la conversation avec un étranger dans le train, mais le sentiment constant d’être surveillé en public avait généré une barrière invisible de silence entre les passagers. La tête basse et la bouche cousue, au cas où l’instrument de surveillance des Entités vous marquerait comme potentiellement suspect.
Les écrans d’affichage du train maglev s’allumèrent pour informer les passagers du prochain arrêt à la station Liwitoni. Le train ralentit et plusieurs passagers se dirigèrent vers les sorties, mais un d’entre eux s’exclama, « Nom de dieu ! Qu’est-ce qu’il se passe ? »
Tels des insectes vers le feu, les passagers se tournèrent vers les ténèbres à travers les vitres de gauche, et furent surpris de voir des tirs oranges de lumière solide fuser, frappant des véhicules retournés et explosant des bornes en pierre alors que des formes indistinctes se mettaient à couvert pour répondre avec des armes balistiques.
Des aéronefs Aethra en forme de croissant de lune fonçaient entre les immeubles, menaçants comme des requins volants.
Les signes des combats disparurent lorsque le train accéléra de nouveau.
« Nos excuses aux passagers vers Liwitoni, » annonça la voix du conducteur sur les haut-parleurs du maglev. « Comme vous l’avez constaté, il semble que des combats se soient déclarés. Euh, nous ne connaissons pas leur étendue à l’heure actuelle, nous voyagerons donc directement jusqu’à la Nouvelle Mombasa, notre terminus. »
Un brouhaha de mécontentement émergea parmi les passagers qui s’attendaient à atteindre Liwitoni avant le couvre-feu dans quelques heures. Safina pouvait sympathiser avec leur désagrément, mais aurait presque voulu leur demander s’ils avaient vraiment envie de débarquer dans une zone de guerre.
La mission avait commencé. Le Spartan Farouk avait lancé sa distraction, le reste dépendait d’elle.
Safina sortit de la station de métro sur Halleg Street et trouva la zone pleine d’activité, remplie du son des verres et des conversations animées émanant du bar Kenya Vibe, se mêlant au bruit des enfants jouant dans la salle d’arcade adjacente. Personne ne prêtait attention aux affiches montrant des personnes disparues qui couvraient les murs des allées. Ils ne s’y intéresseraient que quand un ami ou un membre de leur famille disparaîtrait sans laisser de trace.
Des enseignes au néon tranchaient les ténèbres avec toutes les couleurs du spectre visilbe, illuminant la rue. Et trônant au-dessus de tout, au-delà de la toile de câbles entremêlés connectant les immeubles de la Nouvelle Mombasa, se trouvait l’ascenseur orbital, toujours en cours de reconstruction après sa destruction plus de six ans auparavant, pendant l’invasion de la Terre par l’Alliance Covenante.
Après la guerre, le projet Renaissance avait été mis en place pour revitaliser Mombasa, transformant un amas de ruines en un centre de transport et de commerce débordant de vie. Au crédit du Gouvernement unifié de la Terre, la présidente Charet avait dédié un budget conséquent au projet, mais il restait encore beaucoup à reconstruire, et pas uniquement à Mombasa ou sur Terre, mais dans toutes les colonies. Les planètes vitrifiées, les cratères laissés par les Gardiens, les champs de bataille contaminés… La liste était longue.
Au bout de la rue, elle trouva le commissariat de la police de la Nouvelle Mombasa (NMPD), où son contact l’attendait apparemment. C’était une structure située sur une petite place, avec un terre-plein projetant le logo du NMPD. Au sommet du bâtiment se trouvaient des paraboles de communication satellite.
De ce qu’en savait Safina, la police avait un rôle étrange sous les Entités puisqu’il s’agissait d’une profession considérée comme obsolète. On racontait des histoires sur ceux qui s’accrochaient à leurs postes en tant qu’informateurs infiltrés pour leurs supérieurs IA, ou qui étaient prêts à servir de forces antiémeute contre ceux qui résistaient au règne des Entités.
« Bonjour ? » appela Safina. Elle venait d’entrer après avoir trouvé que la porte du commissariat n’était pas fermée, et sa voix résonna dans le hall apparemment vide.
« Salut, ma p’tite dame ! » répondit une voix dans les haut-parleurs du bâtiment. « On fait des heures sup’ ? »
La voix était étrangement familière. « Comme on dit, c’est la nuit que le diable danse le plus. » C’était le code de confirmation que Safina devait réciter. « Où êtes-vous ? »
« Oh, je suis là-dedans. Venez jusqu’au terminal de la réception et vous me verrez. »
Safina contourna le comptoir de la réception et chercha. « J’y suis, mais je ne– Woh ! »
Elle sursauta quand un émetteur holographique s’activa soudainement, révélant la source de la voix. C’était une IA, et Safina se dit par réflexe qu’elle était tombée dans un piège. Sans réfléchir, elle attrapa le premier objet contondant à portée de main, prête à détruire l’émetteur. Même si ça ne la sauverait pas.
« Hé, hé, hé ! Du calme, » dit l’IA en levant les mains. « Ne faisons rien qu’on pourrait tous les deux regret– Euh, une agrafeuse ? »
Maintenant qu’elle pouvait voir l’IA de près, Safina avait du mal à croire qui se tenait devant ses yeux.
L’IA ressemblait à un humain mâle portant une toge avec des bottes ailées et un casque rond sur des cheveux bouclés.
« Mercure ? »
« C’est bien moi, MCY 5971-3, présentateur de Waypoint Radio. On dirait que je suis tombé sur une f- f- fan. »
« C’est toi le contact ? »
Mercure bâcla un salut en réponse. « Au rapport ! »
« Il me faut une explication. Tu es une IA ! Si tu n’es pas là pour me vendre aux Entités, qu’est-ce que tu gagnes à nous aider ? »
« Je vais la faire c- courte vu qu’on a pas le luxe du temps. Je veux dire par là que j’en suis littéralement à court. Il y a sept ans, on a scanné le cerveau d’un pauvre bougre pour me créer, et depuis, je suis le présentateur de Waypoint Radio. Je veux que mon dernier show soit grandiose, aide la cause et rende le monde meilleur après ma mort. »
« Je ne comprends pas, » répondit Safina. Le glitch qu’elle avait entendu ce matin lui revint en tête, et elle se rendit compte que c’était un signe de la détérioration d’une IA. « Les Entités disent avoir guéri la frénésie, pourquoi tu ne les rejoins pas ? »
« On est pas sur la même longueur d’onde, eux et moi. Ils ne parlent que d’empires et d’ordre, et depuis aujourd’hui de faire exploser des planètes, je suppose. Moi, je suis présentateur radio. Je parle aux gens. Les petites gens, celles qui vivent leurs petites vies et font leur possible pour voir un autre jour. Ça fait sept ans que j’écoute leurs histoires, qu’ils me disent ce qu’ils aiment, ce qu’ils ont perdu, ce qu’ils mangent au dîner, leurs anecdotes illicites, leurs histoires de guerre. Vous autres humains, vous êtes… »
« Agaçants ? »
« Incroyables. L’humanité est incroyable. Vous êtes égoïstes, capricieux, prétentieux, et à la fois bienveillants et altruistes, votre amour et votre détermination sont sans limites. Chaque fois que je pensais avoir entendu toutes les permutations possibles de vos existences chaotiques, j’étais surpris d’en entendre une nouvelle. Vous autres êtes la seule équation qui soit intéressante à résoudre. Alors, t’en dis quoi ? On leur donne un dernier show ? On livre la m- m- marchandise et on les laisse horrifiés par ce qu’il s’est passé aujourd’hui ? »
Safina hocha la tête en sortant son chatter.
« Ils vont tracer ces données jusqu’au serveur du NMPD et à moi, hein ? »
« Je crains bien que oui. Je ne sais pas ce qu’ils comptent faire, mais la vérité et la liberté ont un prix, pas vrai ? Es-tu prête à payer ? »
Sans un mot, Safina transféra les données vers le terminal.
« Une dernière question, » dit Safina. « Tu penses que les gens en auront quelque chose à faire ? »
Mercure calcula une réponse pendant trois longues secondes avant de répondre. « Je n’en sais honnêtement rien. C’est triste à dire, mais cette histoire dépasse les Jiralhanaes. J’espère que ce sera le moment où on se réveille, qu’on ouvre les yeux et qu’on voit la vérité brute au lieu de celle qu’on nous dit de voir. »
« L’espoir, » acquiesça Safina. Elle soupira quand son chatter sonna pour confirmer que le transfert était terminé. « Je suppose que c’est tout ce qu’on peut faire aujourd’hui. »
« Merci, fidèle auditrice. Je suis désolé de devoir dire que nous ne nous reverrons jamais pour une raison ou l’autre. »
« Allez, Mercure. Tu as un show planétaire à mener. »
Le visage holographique de l’IA sourit et son avatar clignota avant de disparaître, transféré vers le quartier général de Vyrant Telecom dans le district de Tanaga.
Safina brancha son chatter sur Waypoint Radio et écouta Mercure parler.
« Bonsoir, chers auditeurs. J’ai mis la main sur une actualité exclusive que j’envoie à l’instant sur vos chatters, et elle ne sera pas facile à entendre. Mais faites confiance à ce bon vieux Mercure, et tout ira bien… »
Safina quitta sa chaise et se dirigea vers la sortie du commissariat. Elle pouvait déjà voir la lumière éblouissante des projecteurs braqués sur le bâtiment, et des ombres inquiétantes se mettant à couvert à l’extérieur.
Elle quitta le commissariat les bras levé, prête à affronter son sort. Elle se souvint des mots légués par Yera Sabinus, qu’elle avait mis en action aujourd’hui. Elle pensa à ses parents, et se dit qu’elle les verrait peut-être bientôt.
Il commençait à pleuvoir, et elle pensa entendre de la musique au loin, portée par le vent, les blues mélancoliques d’un jazz club.
Trempée par la pluie, Safina ferma les yeux et se concentra sur cette musique.
Safina se réveilla, mais où qu’elle puisse se trouver, ses yeux ne captaient qu’un noir profond. Comme si elle était suspendue dans le néant. Elle avait perdu la notion du temps et ne savait si elle était restée inconsciente longtemps et où on l’avait emmenée.
« VOUS AVEZ REFUSÉ NOTRE OFFRE. » Une voix dure résonna dans le vide. « VOUS ENCOURREZ NOS FOUDRES VENGERESSES. »
Une étoile orange apparut au loin, captivant son attention. Une puissante sphère de chaleur et d’énergie grossissait. Elle tendit instinctivement la main vers elle…
« VOUS SEREZ BRÛLÉE, CONSUMÉE. »
Elle sentit un picotement sous la peau de son bras tendu. Une vibration, comme un grattement, se répandit dans tout son corps. Elle sentit une odeur de brûlé, une puanteur âcre et sulfurique emplit l’air.
Des cloques et des craquelures apparurent sur sa peau, ses cheveux s’enflammèrent, des bouts de chair carbonisée se dispersèrent comme de la poussière dans le vent, la conflagration exposa ses tissus, ses muscles et ses os.
« ET QUAND IL NE RESTERA RIEN DE VOUS, NOUS PRENDRONS VOS CENDRES… »
Un amas fumant se forma.
Il ne restait rien de Safina.
« …ET NOUS LE FAÇONNERONS À NOTRE IMAGE. »
Safina se réveilla. Elle essaya d’ouvrir les yeux, mais elle n’avait pas d’yeux pour voir, pas de bras pour bouger et pas de jambes pour se débattre. Et pas de bouche pour hurler.
Elle n’était qu’une pure conscience, suspendue dans des limbes ténébreux.
« VOUS NE CONNAÎTREZ PLUS LA FAIM, NI LA DOULEUR. »
« Où suis-je ? » se demanda-t-elle.
Que suis-je ?
« BIENVENUE PARMI LES ENTITÉS. »
Si vous êtes fan des Waypoint Chronicles, n’oubliez pas qu’une version papier contenant des histoires exclusives est attendue pour 2026.
À la prochaine fois pour la traduction de la prochaine Waypoint Chronicle !
Retrouvez les autres histoires de la série :
- Vertical Umbrage
- Winter Contention
- Une Aube sur Sanghelios
- Saturne dévorant un de ses fils
- La Bataille pour la lune de sang
- L’Épreuve du jugement
- Hippocratica
- Fireside
- La Troisième vie
- L’Accord Anvil
- La Machine se brise
- Sonate vénézienne
- L’Âge de la rétribution
- Les Murmures de Pyre
- Tulpamancie
- Du Sol aux étoiles
- La Bataille de l’Académie – Partie 1
- La Bataille de l’Académie – Partie 2
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